J’aurais pu parler, en tête des arguments douteux, de ce chantage à la peur, qui est l’équivalent du chantage à l’archaïsme qu’on nous avait servi pour Maastricht. « Si on casse la maison Europe, il faudra longtemps pour la reconstruire », nous a prévenu un de nos hommes politiques. Ce qui n’est évidemment pas la question puisque ladite maison Europe n’a pas attendu le projet de constitution pour se construire. Mais la peur étant un sentiment paralysant, c’est le meilleur moyen d’empêcher la réflexion et le débat. En parlant de débat, la justification du chef de l’Etat concernant son refus de débattre avec un tenant du « non » est pour le moins curieuse : il a préféré un vrai-faux débat avec des jeunes pré-sélectionnés (dont aucun n’avait lu la constitution) au prétexte que le camp du non est trop hétéroclite dans ses motivations. Par conséquent, le choix de l’adversaire aurait été selon lui arbitraire. Soit. Il est vrai qu’être adversaire du projet fait appartenir à un groupe (informel et ne tenant pas de réunions communes) composé de Marie-Georges Buffet autant que de Jean-Marie Le Pen ou Philippe de Villiers. Mais j’ose espérer que l’on peut également qualifier d’hétéroclite le camp du « oui ». Sinon, qu’est-ce à dire ? Que François Hollande et Nicolas Sarkozy peuvent se retrouver sur les grands équilibres politiques et économiques de l’Europe de demain ? Quelle déception pour les électeurs du PS autant que pour ceux de l’UMP ! Donc, aussi hétéroclites que soient les camps, ce n’est pas une excuse, débattons ! Il en va de la santé de la démocratie et même de la cinquième République ; c’est l’absence de réel débat qui fabrique du poujadisme et des "21 avril".
Du coup, on est amené à réfléchir sur un argument très en vogue, à l’efficacité sournoise, qui s’adresse autant aux électeurs qu’aux leaders politiques du « non » : celui de la politique intérieure. Les tenants du « non » profiteraient du référendum pour mener de basses opérations de politique intérieure. Voilà qui suffirait à expliquer les motivations des "nonistes", considérés pour le coup comme une entité globale. Curieux, tout de même, même au delà de l’intention évidente de discréditer les interlocuteurs par une formule [1]. Parce que je ne vois pas la contradiction : certes, parler du malaise social, notamment dans les services publics entre effectivement dans le cadre de la politique intérieure. Mais le devenir des services publics est conditionné en partie par la future politique européenne. Il n’existe donc pas d’amalgame malin dans cette démarche ; cela traduit bien plus le refus de dire à haute voix en France ce que des gens comme Frits Bolkenstein clament sans honte : l’équilibre économique de l’Europe ne se fera qu’au prix de concessions douloureuses. L’Europe de L’Ouest maîtrise les circuits bancaires, on les lui laisse ; mais à condition de sacrifier en contrepartie le domaine des services aux pays émergents. Tout ça dit pudiquement dans un vocabulaire qui ne parle que de rééquilibrage, sans aucune évocation de l’inévitable casse sociale dans les pays de l’Europe de l’Ouest. C’est donc le nivellement par le bas qui, une fois de plus, prédomine, puisque la société de marché l’exige... Tiens, le nivellement par le bas, ça me rappelle une directive votée par l’Europe d’avant la constitution : l’Europe souveraine a décidé, il y a deux ans, je crois, qu’on pourrait appeler chocolat un ersatz ne contenant pas une once de cacao ! Je me sens profondément européen, je suis tout le contraire d’un souverainiste. Mais avouez que c’est difficile de voter oui les yeux fermés, sans craindre de se retrouver... chocolat.
[1] (Voir aussi "Le discours discrédité")