Donc, partant de ce principe là, on peut dérouler tranquillement l’argumentaire qui consiste à dire qu’un homme politique, quel que soit son bord, soit assûmer et donc ne pas se mettre en travers de la marche libérale qui est celle de l’Europe. Pour éviter la fameuse régression qu’on nous promet en cas de non. Soit.
Puisqu’on parle de la responsabilité des gouvernants potentiels ou effectifs, reprenons un ce propos de Jankelevitch qui, dans ses mémoires, parlait de son incapacité à s’engager dans un parti en dépit d’un militantisme politique fervent :
« L’action militante dans la clotûre d’un parti organisé étant de toutes la plus efficace, l’acceptation de cette action commune, avec les concessions et les approximations inévitables que la solidarité de parti nous impose, est la reconnaissance d’un mal nécessaire. Ici, le moindre mal s’appelle : l’irrationnalité de l’action politique. Mais il ne faut pas faire l’impureté plus nécessaire qu’elle n’est, ni en rajouter « gratuitement » et pour ainsi dire de gaieté de coeur. Par dilettantisme. Le purisme qui prétend vouloir la fin sans les moyens [comme certains partis d’extrême gauche et droite, NDR] est certes la doctrine de la mauvaise volonté machiavélique et de la mauvaise foi ; mais une volonté qui s’attarde un peu trop dans le royaume des moyens et qui prend goût à ce séjour, jusqu’à en oublier la fin dont ces moyens sont les moyens, cette volonté est elle aussi, bien qu’à rebours, suspecte [c’est le cas des partis dits de gouvernement, dans l’exercice du pouvoir ou la lutte pour y accéder, NDR] ; c’est une mauvaise volonté non plus machiavélique, mais cynique. Faire plus de concessions qu’il n’est vraiment nécessaire, c’est encore de la mauvaise foi ! »
Ce premier propos du philosophe équilibre le regard que l’on peut porter sur cette prétendue irresponsabilité. D’autant qu’il y aune chose dont nos hommes politiques « responsables » sont responsables : les conséquences des décisions qu’ils prennent (ou nous font prendre dans le cas du référendum). Or, pour ce qui est de la constitution, quand les axiomes ultra-libéraux qu’elle contient se traduiront en conséquences réelles, il y a fort à parier qu’ils nous diront que c’est l’Europe (redevenue pour l’occasion une nébuleuse lointaine) qui est la cause de tout. Même Emmanuelli, dont la position sur la constitution n’est pas sotte, emploie ce genre de procédé pour expliquer que son oui à Maastricht est cohérent avec son non à la constitution. Il soutient que ce qui pose problème, ce n’est pas Maastricht mais ce qu’on en a fait : mais qui est « on » ? et donc, dans quelques années, qui sera le « on » de Hollande, Sarkozy et consorts ?
Sur le sujet de l’irresponsabilité des socialistes qui n’ont pas respecté le vote des militants en prenant publiquement une position adverse à celle du parti, Lionel Jospin a trouvé utile de moquer ceux qui ne respectent pas les « règles communes ». A ce propos, d’ailleurs, Julien Dray n’a pas manqué de relever perfidement qu’un homme qui a été dans son jeune temps simultanément trotskiste ET socialiste est assez mal placé pour parler de déontologie.
L’avis de Jankelevitch sur ce point est intéressant : il déduisait sa position du propos exposé dans l’extrait précédent.
« Voilà pourquoi je ne peux pas m’engager par avance à faire miennes toutes les maximes d’un parti politique, la totalité de sa plate-forme d’action et de ses prises de position. Je ne puis adopter en bloc tout le programme d’un parti, comme si c’était à prendre ou a laisser. Je suis d’autre part incapable de me définir par un faisceau de thèses qui ne vont pas nécessairement l’une avec l’autre, mais qui sont arbitrairement contraintes de coexister au nom de la conjoncture, car le réalisme et le pragmatisme le veulent ainsi. (...) Les thèses auxquelles on me fait souscrire aujourd’hui ne seront-elles pas reniées la semaine prochaine par le bureau politique qui me les avait dictées ? Cela s’est vu ! (...) La fidélité à un parti « quoi qu’il arrive » est une fidélité mécanique et formelle, la fidélité paresseuse d’un casanier retenu sur place non par les hommes mais par les lieux ». On ne saurait mieux dire... Finalement, si vraiment doit accepter que messieurs Sarkozy et Hollande peuvent avoir en commun une vision de l’Europe qui transcende droite et gauche, qu’on accorde cela aussi sans les stigmatiser aux militants socialistes qui ne sont pas d’accords avec leurs petits camarades. Et que l’on cesse de décrire tout partisan du non comme anti-européen ou comme « beauf apeuré » ; ou alors Jankélévitch n’était pas celui que je croyais.
Qu’on cesse de se contenter de l’invective comme mode de débat, histoire que les partisans du oui puissent prouver que cette constitution est ouverte sur toutes les orientations politiques. Ca risque cependant d’être difficile, puisqu’il n’existe pas d’exemple de pays démocratique qui inscrit dans sa constitution des éléments de doctrine économique comme la fameuse concurrence non-faussée.
Je finirai sur cette définition, proposée par Jankélévitch, de la fidélité aux idées à travers l’action, qui démontre que s’opposer ne signifie pas forcément refuser de construire : « La véritable fidélité est infidèle par fidélité »